1. LES DOUZE SALOPARDS DE LA BOUFFE

On commence cette semaine avec la liste des fruits et lĂ©gumes les plus contaminĂ©s par les pesticides aux États-Unis, telle que rĂ©digĂ©e par l’Environment Working Group, surnommĂ©e affectueusement « Les Douze Salopards ». Le podium en 2021 : les fraises, suivies de prĂšs des Ă©pinards et du kale, qui est pour une premiĂšre fois ex aequo avec les autres lĂ©gumes-feuilles.

En effet, un total de 94 pesticides diffĂ©rents ont Ă©tĂ© trouvĂ©s sur les lĂ©gumes-feuilles, y compris les nĂ©onicotinoĂŻdes, cette classe d’insecticides qui agissent sur le systĂšme nerveux de certains insectes, surtout les abeilles.

En gros, les tests du DĂ©partement de l’agriculture amĂ©ricaine (USDA) ont dĂ©celĂ© des rĂ©sidus de pesticides chimiques potentiellement nocifs sur prĂšs de 70 % des produits frais conventionnels (non biologiques) vendus aux États-Unis. Et avant de tester les fruits et lĂ©gumes, sachez que l’USDA les lave, les frotte et les Ă©pluche, comme nous le faisons tous assidument Ă  la maison (riiiight).
Sans surprise, le EWG presse « les consommateurs qui s’inquiĂštent de leur consommation de pesticides Ă  envisager, si possible, d’acheter des versions biologiques des aliments qui se trouvent sur notre liste ».
De l’autre cĂŽtĂ© du spectre, on retrouve aussi les « 15 propres », soit les aliments les moins contaminĂ©s. Le top 3 des immaculĂ©s : les avocats, le maĂŻs et les ananas.
Si vous pensez que toute cette contamination chimique est un problĂšme uniquement rĂ©servĂ© Ă  l’agriculture dĂ©bridĂ©e de nos voisins du sud, on profite de l’occasion pour faire un petit survol de ce qui se passe chez nous. Voyons voir


2. PETIT SUIVI SUR LES PESTICIDES 

Chez nous, la derniĂšre analyse du ministĂšre de l’Agriculture, des PĂȘcheries et de l’Alimentation (MAPAQ), en 2018-2019, sur 18 types d'aliments rĂ©vĂ©lait que « des rĂ©sidus de pesticides ont Ă©tĂ© observĂ©s dans 74 % des Ă©chantillons, soit dans 496 des 668 Ă©chantillons analysĂ©s. Au total, toutes provenances confondues, ce sont 107 rĂ©sidus de pesticides diffĂ©rents qui ont Ă©tĂ© observĂ©s dans 1868 rĂ©sultats d’analyse positifs.». Donc, disons que quand on se compare aux États-Unis, on ne se console pas tellement.

Le rapport souligne quand mĂȘme « qu’un excellent taux de conformitĂ© global de 97 % a Ă©tĂ© observé » parce qu’il faut se rappeler que dans les pesticides, tout est dans le dosage — mĂȘme si idĂ©alement, un peu comme les taxes, la fumĂ©e de cigarette et les films avec Adam Sandler, on aimerait toujours les Ă©viter.

En novembre 2015, Radio-Canada rapportait que QuĂ©bec avait carrĂ©ment perdu le contrĂŽle des pesticides et que leur utilisation atteignait des niveaux records. Pourquoi ? Depuis 1990, il appert que le ministĂšre de l’Agriculture s’est discrĂštement retirĂ© de son rĂŽle-conseil auprĂšs des cultivateurs et laisse plutĂŽt cette besogne
 aux compagnies qui vendent des pesticides. Tous ensemble : « Ben là  » L’agronome Louis Robert avait justement soulignĂ© cette incohĂ©rence (restons polis) pour ensuite ĂȘtre virĂ© en janvier 2019. Puis aprĂšs une belle crise mĂ©diatique comme on les aime au QuĂ©bec, il a Ă©tĂ© rĂ©intĂ©grĂ© dans ses fonctions.

Pris de court, le gouvernement quĂ©bĂ©cois a donc dĂ» se pencher sur l’épineux dossier des pesticides, et a mis sur pied une commission parlementaire au nom de super-vilain de films de James Bond — la CAPERN —, la Commission de l’agriculture, des pĂȘcheries, de l’énergie et des ressources naturelles. AprĂšs avoir reçu prĂšs de 800 recommandations et 76 rapports provenant de diffĂ©rents groupes, coup de thĂ©Ăątre : certains membres de la commission veulent des recommandations concrĂštes, pendant que les Ă©lus caquistes du groupe penchent plutĂŽt pour des « conclusions et observations », ce qui soulĂšve la question existentielle : on fait tout ça pour quoi au juste ? AprĂšs une autre chicane mĂ©diatique, on se ravise. Il y aura finalement 32 recommandations
 qui sont plutĂŽt faibles, et qui ressemblent, en fait, Ă  une liste de voeux pieux. Comme nous le soulignait Louise HĂ©nault-Ethier, chef des projets scientifiques avec la Fondation David Suzuki : « La premiĂšre recommandation mentionne de prioriser la lutte aux pesticides. C’est dĂ©jĂ  l’objectif de la stratĂ©gie du ministĂšre de l’Environnement et du MAPAQ, donc je ne sais pas ce que cela apporte de nouveau. »

Puis, le 6 juin 2020, une pluie d’abeilles s’abat sur la MontĂ©rĂ©gie et un apiculteur perd 600 ruches. La raison, on prĂ©sume, est reliĂ©e aux pesticides. Le ministre de l’Agriculture AndrĂ© Lamontagne annonce en entrevue qu’il y a aura enquĂȘte. (Note : On a envoyĂ© un courriel au ministĂšre la semaine derniĂšre pour avoir les rĂ©sultats de l’enquĂȘte. On vous tient au courant.)

Finalement, l’automne dernier, le mĂȘme ministre de l’Agriculture prĂ©sente enfin son Plan d’agriculture durable pour les 10 prochaines annĂ©es. On y aborde notamment le dossier des pesticides avec du concret. Voyons voir.

3. LE PLAN 

Le Plan, qui a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© aux mĂ©dias le 22 octobre dernier, s’est donnĂ© les moyens pour rĂ©ussir, avec 25 millions $ par annĂ©e pendant cinq ans — ou 125 millions $ sur 5 ans, cela fait plus gros et beau  — dont 70 millions $ pour rĂ©tribuer les agriculteurs qui adopteront de meilleures pratiques et rĂ©duiront leur utilisation de pesticides. Autrement dit, on veut encourager/rĂ©compenser les comportements positifs, soit la mĂ©thode « carotte » — pour utiliser un terme technique.

Mais en dĂ©codant les propos du ministre, une chose apparaĂźt assez claire : les pesticides sont lĂ  pour de bon. Car malgrĂ© les dangers connus de certains produits comme le glyphosate (pour lequel la compagnie Bayer s’apprĂȘterait Ă  dĂ©bourser une somme controversĂ©e de 2 milliards pour tenter de freiner les poursuites) ou les nĂ©onicotinoĂŻdes qui dĂ©ciment les abeilles partout sur le globe, quelques mois aprĂšs l’annonce du plan, le ministre mentionnait en entrevue Ă  La Presse que penser que les pesticides disparaĂźtront demain matin relĂšve « d’Alice au pays des Merveilles
 Ce qui est important, c’est de mettre en place un environnement qui va faire en sorte que les comportements vont changer ».

OK. On veut bien. Mais est-ce que cela relĂšve du gĂ©nie d’Aladin que de souhaiter que notre gouvernement nous protĂšge et prenne ses responsabilitĂ©s rapidement pour au moins encadrer et conseiller l’utilisation des pesticides sur nos terres, au lieu de laisser cela Ă  l’industrie agrochimique ?

Lors de l’annonce, le ministre a plutĂŽt dĂ©clarĂ© qu’on allait rĂ©affecter 75 agronomes sur le terrain et revoir la Loi sur les agronomes, mandat qu’il a confiĂ© Ă  sa collĂšgue Danielle McCann — ce qui veut dire, encore des dĂ©lais. Comme le mentionnait Thibault Rehn de l’organisme Vigilance OGM en entrevue Ă  La Presse : « Ça fait longtemps que prescription et vente sont sĂ©parĂ©es dans le domaine de la mĂ©decine. En 2020, pourquoi attend-on encore ? »

Pendant qu’on tergiverse d’un cĂŽtĂ©, le ministre du Travail Jean Boulet s’apprĂȘte cette semaine Ă  modifier la loi 59  pour moderniser le rĂ©gime de santĂ© et de sĂ©curitĂ© du travail, afin de reconnaĂźtre la maladie de Parkinson comme maladie professionnelle. Pourquoi? Pour dĂ©dommager les agriculteurs, agronomes ou travailleurs qui sont victimes des pesticides. En effet, selon une professeure de santĂ© environnementale de l'UniversitĂ© de MontrĂ©al, les personnes exposĂ©es aux pesticides pendant plusieurs annĂ©es augmentent leur risque de 70 % de dĂ©velopper la maladie de Parkinson.

Lorsqu’on a demandĂ© au ministĂšre de l’Enseignement supĂ©rieur oĂč on en Ă©tait avec la rĂ©vision de la Loi sur les agronomes, la rĂ©ponse par courriel fut assez Ă©loquente : « À ce sujet, il est difficile pour le moment de dĂ©terminer un Ă©chĂ©ancier, mais nous vous invitons Ă  suivre l’actualitĂ© en la matiĂšre. » Traduction libre : « Don’t call us, we’ll call you. »

4. DES MESURES CONCRÈTES DANS LES CHAMPS 
 MAIS PAS AVANT 2022

Lors de l’évĂ©nement de presse, on s’est aussi beaucoup vantĂ© des mesures concrĂštes que proposait Le Plan, notamment au niveau de la recherche. Mais lorsque les journalistes ont commencĂ© Ă  poser des questions un peu plus — euh — concrĂštes du genre : Avez-vous des exemples de mesures incitatives pour inciter les agriculteurs Ă  utiliser moins de pesticides ? Est-ce qu’il y aura un maximum que chaque ferme pourra recevoir de ces 70 millions ?, on a eu droit Ă  un flou artistique assez impressionnant. «   Le combien par ferme, par producteur et tout ça — honnĂȘtement, cela va ĂȘtre au cours des prochains mois qu’on va ĂȘtre en mesure de jauger et de dĂ©cider tout cela. »

Un peu perplexe, la journaliste a osĂ© pousser un peu plus loin, pour connaĂźtre les dĂ©tails du Plan : « Par exemple, une rĂ©duction de 10 % de pesticides donnerait un 50 $ par hectare, est-ce que c’est vers ça qu’on s’enligne ? »

On vous laisse regarder l’échange :

Traduction libre : On a l’argent, mais on ne sait pas encore comment cela va se traduire dans le champ. Du moins, pas avant 2022.

CoĂŻncidence ou non, le journaliste Thomas Gerbet de Radio-Canada a aussi dĂ©plorĂ© avoir reçu le fameux Plan Ă  14 h 10 alors que la confĂ©rence de presse Ă©tait Ă  14 h, ce qui supposait que les journalistes devaient trouver une faille dans la courbe spatio-temporelle pour pouvoir prendre connaissance du Plan avant l’évĂ©nement.

D’ici 10 ans, Le Plan veut aussi diminuer de 15 % les pesticides vendus au QuĂ©bec par rapport Ă  la moyenne de 2006-2008, soit une rĂ©duction immense de 500 000 kg. Mais le mot clef ici est « vendus ».
Car en consultant les plus rĂ©centes donnĂ©es disponibles, Radio-Canada dĂ©voilait un mois plus tard que les ventes de pesticides au QuĂ©bec avaient dĂ©jĂ  mystĂ©rieusement diminuĂ© de 662 000 kilos depuis la pĂ©riode de rĂ©fĂ©rence. Donc, c’est dĂ©jĂ  mission accomplie
 avant mĂȘme de commencer ? Nadine Bachand, analyste d’Équiterre avait mĂȘme dĂ©claré : « Si on se fie Ă  2018, on n’a pas besoin d’avancer. » Pourquoi cette baisse de ventes soudaine dans les stats ? Des agriculteurs quĂ©bĂ©cois se seraient approvisionnĂ©s en pesticides en Ontario et sur le web en 2018
 et les ventes n’apparaissent donc pas dans les donnĂ©es de QuĂ©bec.

5. LES QUÉBÉCOIS SONT PRÊTS À PAYER

Et pendant qu’on doit encore attendre deux ans pour voir des nouvelles pratiques Ă  grande Ă©chelle dans nos champs, les QuĂ©bĂ©cois, eux, disent qu’ils sont prĂȘts Ă  payer sur le champ pour du changement.
En effet, une Ă©tude publiĂ©e au dĂ©but du mois de mars dans la revue scientifique Ecological Economics rĂ©vĂ©lait que les QuĂ©bĂ©cois Ă©taient prĂȘts Ă  payer 100 $ par annĂ©e pour aider les agriculteurs Ă  diminuer leur utilisation de pesticides.

Et la prĂ©occupation des QuĂ©bĂ©cois pour les pesticides est 10 fois supĂ©rieure Ă  celle de la protection des milieux humides, ce qui prouve qu’on est toujours plus inclinĂ© Ă  se mobiliser contre quelque chose qui peut nous tuer.

On le sait, un petit brun ne va pas aussi loin qu’avant, mais une fois extrapolĂ© Ă  l’échelle de la population, c’est donc dire que les QuĂ©bĂ©cois seraient prĂȘts Ă  investir une somme de 176 millions $ en un an pour aider nos agriculteurs, soit plus que la totalitĂ© du Plan — et juste pour contrecarrer les pesticides.

On sait que le virage qu’on tente de prendre au ministĂšre est colossal, et que mĂȘme les agriculteurs les plus attentionnĂ©s sont pris dans un engrenage complexe. Et on sait qu’on veut agir. Mais quand on joue avec les chiffres, quand on prĂ©sente un plan qui a certes de l’ambition, mais qui a aucune nouvelle initiative concrĂšte Ă  proposer dans l’immĂ©diat, quand on demande de rĂ©viser une loi au lieu de changer des pratiques douteuses qui sont dĂ©jĂ  connues, et quand on a des citoyens qui sont prĂȘts Ă  payer, mais qu’on est incapable de livrer, on n’a beau avoir toutes les rĂ©ponses et les compĂ©tences, il semble manquer un Ă©lĂ©ment important.

L’urgence.

Textes et montage : Stephane Banfi

(Publié le 29/03/2021)