Cette semaine aux Explorateurs culinaires, on profite de l’arrivée probable du printemps pour vous présenter un petit dossier qui nous chatouille depuis longtemps et qui saura surement piquer votre curiosité : on se penche sur le marché grandissant des insectes comestibles.

1. MANGER DES INSECTES N’EST PAS SI NOUVEAU QUE CELA

Si votre idée de manger des insectes se résume à dévorer le ver de terre qui traîne au fond d’une bouteille de mezcal ou d’avaler accidentellement un nuage de maringouins pendant une ballade en vélo, sachez qu’on estime que plus de 2 milliards de personnes consomment des insectes sur une base régulière. Pourquoi ? Comme le souligne si bien la nutritionniste Julie DesGroseillers, qui a découvert cet aliment lors de la rédaction de son livre PROTÉINES en 2018, on mange des insectes avant tout parce que ce n’est pas nouveau.
« Cette pratique que l’on nomme entomophagie date de la préhistoire, nous explique-t-elle. Nos lointains ancêtres, les Grands singes, étaient des insectivores. Aujourd’hui, manger et cuisiner des insectes est présent dans de nombreuses régions du monde, notamment en Afrique, en Asie et en Amérique latine. »
Plus près de chez nous, l’Insectarium a sans aucun doute mis les bibittes comestibles sur la carte au Québec avec son programme « Croque-Insectes », de 1993 à 2005, qui donnait la chance aux citoyens de déguster des sauterelles, entre autres. Puis, les petites bestioles sont tranquillement retournées sous leurs roches respectives jusqu’à ce que les Nations unies les fassent rejaillir avec un rapport qui recommandait l’élevage d’insectes pour une population grandissante, à cause de leur immense valeur nutritive et leur légère empreinte écologique.

Aujourd’hui, les insectes ont le vent dans les voiles et les petites créatures brassent de grosses affaires, car un récent rapport de Barclays prévoyait que le marché des insectes comestibles franchirait le cap de 8 milliards $ en 2030.

Et ce nuage d’insectes se propage aussi au Québec.

2. ON ÉLÈVE DES INSECTES ICI AUSSI

L’Association des éleveurs et transformateurs d’insectes du Québec (AÉTIQ) compte 30 éleveurs et producteurs d’insectes comestibles pour la rondelette somme de 100 tonnes de bibittes par année.
Dans ce lot de producteurs, la firme Tricycle, située à Montréal, tente de se démarquer avec une approche innovatrice, notamment en produisant 4 tonnes de ténébrions par année avec une empreinte écologique radicalement basse.

« On veut donner une troisième vie aux aliments, nous explique Louise Hénault-Ethier, responsable de l’innovation et de la recherche et développement chez Tricycle. On travaille sur une économie circulaire que je qualifierai de profonde. »

Et tout commence par 80 tonnes de résidus alimentaires que Tricycle réutilise afin de nourrir ses 44 millions de bestioles par année. Hénault-Éthier est en quelque sorte une alchimiste de rebuts, et tente de concocter dans son petit coin de laboratoire en inox, LA formule gagnante pour optimiser la croissance de ses bêtes, en utilisant des résidus alimentaires du quartier — de la pulpe des jus Loop en passant par de la drêche de la Brasserie Etoh, sans oublier des restes de meunerie de la Boulangerie Jarry. Résultat : 93 % des intrants utilisés dans l’élevage sont des résidus organiques collectés dans un rayon de 5 km.

Pour ceux qui pensent que l’élevage d’insectes est un « free-for-all » et qu’on les laisse se multiplier exponentiellement en liberté, c’est tout le contraire. Chez Tricycle, l’élevage se fait dans une pièce rectangulaire de 800 pieds carrés, dans des bacs en plastique empilés 10 de haut, chaque tiroir savamment identifié avec un numéro de 12 chiffres pour sa traçabilité.
La croissance des insectes est supervisée de près, dans un environnement contrôlé entre 25 et 28 degrés, à 60 % d’humidité.

Nourris un mélange de nourriture humide et sèche, les vers sont récoltés à l’étape de larves, pour ensuite être déshydratés et puis vendus, soit entiers soit en poudre, sur leur site web ou à des transformateurs.
En tout, le processus d’élevage d’un ténébrion, de la ponte à la larve, prend trois mois.

« Ils sortent des poulets pas mal plus vite !, s’exclame Hénault-Éthier. Mais on fait de la recherche sur l’élevage de poulet depuis des siècles. Nous, on commence à peine. »

Mais ce n’est pas tout. Les excréments des insectes ainsi que les morceaux de carapaces sont ensuite récupérés afin d’en faire un puissant engrais — le frass — qui, selon les expériences menées par Tricycle, augmenterait de 16 fois la production de légumes.
La jeune compagnie en pleine croissance voit tellement de possibilités qu’elle est déjà en pourparlers afin d’agrandir sa production, dans de nouvelles installations, afin de mieux rivaliser avec les producteurs européens et asiatiques.

Tricycle offre aussi ses services d’accompagnement pour toute entreprise qui serait tentée de faire le saut dans ce nouveau domaine.

« On veut être un centre de référence pour eux, explique Hénault-Éthier. On veut bâtir un réseau de fermes interconnectées pour être capable de déployer à travers le Québec plein d’élevages d’insectes. »
En parallèle, et même si l’entreprise a été ralentie par la pandémie, Tricycle collabore aussi avec des chefs comme Richard Desjardins de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) afin de changer la perception des insectes où cela compte sans doute le plus : dans nos assiettes.

3.  ON EN MANGE DÉJÀ MAIS ON NE LE SAIT PAS

On ne vous apprendra rien en vous disant que l’humain carnivore, en plus de faire de bien mauvais choix alimentaires, fait aussi beaucoup de discrimination animale dans son assiette — notamment en refusant de manger des animaux dits « cutes ». Pas surprenant, donc, que cette logique tordue s’étende aussi aux insectes.

Pendant qu’on a tous un blocage psychologique à avaler une chenille, on a hissé les escargots et les crevettes — qui sont vraiment des insectes marins, come on ! — au statut de fine cuisine. Et pour ceux qui se sont déjà donné la peine de bien étudier un homard, vous y découvrirez tous les aspects d’un insecte géant. D’ailleurs, la ligne entre les insectes et les crustacés est plus floue qu’on le pense : les gens allergiques aux crustacés ont de fortes chances de l’être aussi aux insectes.

« C’est un problème culturel », résume le chef Jean-Louis Thémistocle, qui a grandi à Madagascar où les tables de cacahuètes côtoyaient celles des sauterelles dans les marchés publics. Mieux connu sous le nom de Chef Thémis, il a été un des pionniers des insectes comestibles en cuisine au Québec notamment avec son livre Des Insectes à croquer paru en 1997.

« Ce n’est pas le goût qui est repoussant, c’est l’idée de manger des bibittes, poursuit-il. Ce n’est pas un réflexe. La seule chose qui va faire changer cela c’est la gourmandise. Quand les chefs vont embarquer et les mettre sur leurs cartes, et que cela se démocratise par le goût. »
Le chef Richard Desjardins, professeur à l’ITHQ, essaie justement de changer les mentalités en obligeant ses élèves à cuisiner avec des insectes dans un de ses cours.
« Il y a un côté éducation, explique Richard Desjardins. C’est toujours la question : qu’est-ce qu’on fait avec cela ? Il faut trouver des façons de les cuisiner, c’est cela que les gens veulent savoir. »
Pour sa part, Desjardins voit le rôle des insectes dans nos assiettes comme des compléments, qui peuvent facilement agrémenter et rehausser des risottos, muffins, des vinaigrettes, des biscuits ou des sauces.
« On ne se fera pas une brochette de ténébrions, résume-t-il. Ils sont plutôt là comme un apport, pas comme plat principal. »

Mais l’ironie dans tout cela est qu’on en mange probablement déjà sans le savoir.

« En moyenne, on mange un demi-kilo d’insectes par année, explique Étienne Normandin, responsable de la production et entomologiste chez Tricycle. Il y a des fragments d’insectes dans la farine, le beurre d’arachide, le chocolat, dans le jus de tomate et de fruits, dans la bière. Il y a un seuil d’acceptabilité pour des résidus d’insectes dans beaucoup de produits. Parce que quand la moissonneuse passe dans les champs, il n’y a pas un petit bras qui sort pour dire “pas de criquets, pas de coccinelles”. Alors ils se ramassent dans nos Cheerios et nos Cornflakes. »

4. ILS SONT INTÉRESSANTS SUR LE PLAN NUTRITIONNEL

Même si la réputation des insectes sur le plan nutritionnel n’est plus à faire, il est quand même impressionnant de constater que tant de bonnes choses peuvent se retrouver dans de si petites bestioles, d’autant plus qu’on les considère souvent comme nuisibles.

« Les insectes sont intéressants d’un point de vue nutritionnel puisqu’ils sont riches en protéines et en minéraux, tout en offrant peu de matières grasses », résume la nutritionniste Julie DesGroseillers.
L’étiquette d’un sachet de ténébrions de chez Tricycle est assez révélatrice : le sac contient 58 % de protéines, en plus de la vitamine B12, du zinc et du fer.
« Et comme il s’agit d’une protéine animale, la farine d’insectes contient tous les acides aminés essentiels, ce qui en fait une protéine complète d’excellente qualité, conclut-elle. Par exemple, à poids égal, la farine de grillons possède deux fois plus de protéines que le bœuf. »

Sans surprise, à cause de leur poids nutritif, on retrouve désormais des insectes un peu partout : des chips à la nourriture animale en passant par des barres alimentaires protéinées. Il y a même de la poudre d’insectes du Choix du président — c’est bien pour dire.

Et selon Julie DesGroseillers, c’est un peu ce même rôle qu’ils peuvent jouer dans votre cuisine.
« Actuellement, la façon la plus accessible de manger des insectes est sous forme de farine, qui est en fait de la poudre d’insectes. Il s’agit d’une belle façon d’apporter de la variété à votre menu, tout en consommant des protéines de façon originale et écologique. »

Mais maintenant qu’on sait quoi faire avec, passons à la question qui vous brûle en bouche.

5. CELA GOÛTE QUOI ?

Comme tous les goûts sont dans la nature — et que la nature nous offre près de 1 900 espèces d’insectes comestibles —, tout va évidemment dépendre de l’insecte que vous déciderez de croquer. On préfère donc partager quelques commentaires reçus durant nos recherches pour ce dossier.
Chef Thémis : « Les sauterelles, quand elles sont frites, sont très près des fruits de mer. Et les fourmis ont un goût plus acide. »
Louise Hénault-Éthier : « Le goût du ténébrion va varier selon son mode de préparation. Déshydraté à basse température, il y a des notes de champignons crus et d’algues. À haute température, il y a un goût de café, cacao qui va ressortir et aussi un goût de grains de popcorn pas éclatés dans le fond du chaudron. »
Julie DesGroseillers : « J’ai tout de suite été fascinée par la saveur de la poudre de grillons qui rappelle la noisette grillée alors que sa couleur ajoute une teinte “chocolatée” aux recettes. »
De mon côté, les ténébrions séchés goûtaient à s’y méprendre à cette petite peau foncée qui entoure les arachides et ont la même texture que des miettes de chips qui traînent obstinément dans le fond d’un sac. Je m’amuse donc à les dissimuler dans les plats de mes ados paresseux, à leur insu. J’y vois là une belle façon de les faire manger santé. (Et de leur rappeler que je peux encore leur faire avaler ce que je veux.)
Mais pour conclure ce minuscule dossier, on cède la parole à notre chef Patrice Gosselin, qui utilisait les insectes pour une première fois en cuisine, avec une nouvelle recette qu’il partage avec nous.

6. RECETTE : HAMBURGER STEAK DE PORTOBELLO

« Je trouve la poudre de ténébrions vraiment facile à utiliser et à intégrer dans les recettes pour s’initier, constate le chef Patrice. Pour cette recette de hamburger steak de portobello, j’ai simplement saupoudré les deux côtés des champignons de poudre de ténébrions pour les griller par la suite. Le goût est subtil et surprenant. Cela rappelle légèrement une viande poêlée ou grillée. C’est vraiment à essayer. Et en plus, cela ne masque pas le goût. Cela ajoute plutôt un petit quelque chose de vraiment agréable. »

Textes, recherches et montage : Stephane Banfi
Recette : Patrice Gosselin
Publié le 11/05/2021