L'ENTREVUE SÉRIEUSE AVEC MICHAEL MOSS:

Si une de vos résolutions en 2022 est de mieux manger — mais que vous êtes tout simplement incapable de déguster une poignée de Doritos sans voir le fond du sac trois minutes plus tard, les deux poignets orange et l’estomac noué de honte —, vous serez peut-être content d’apprendre que vous n’êtes pas seul. Et surtout, que vous n’êtes peut-être pas si responsable que ça de votre appétit vorace et compulsif pour la bouffe transformée.

Dans son plus récent livre intitulé Hooked : Food, Free Will, and How the Food Giants Exploit Our Addictions, l’auteur et journaliste d’enquête du New York Times Michael Moss a plongé pendant cinq ans dans le ventre de la bête du monde de la nourriture transformée.

« Je pense qu’en général, ils auraient préféré que je ne sois pas né, explique-t-il de sa relation avec les gens de l’industrie. Mais je pense qu’en bout de ligne, ils ont trouvé que le livre était dur, mais juste. J’aime à penser que le livre se lit comme un roman policier, je ne prêche pas, je m’infiltre dans les entreprises et j’explique, à l’aide de leurs propres documents et entretiens, avec leurs propres employés, comment elles procèdent. »

Le résultat est à la fois fascinant et effrayant, et selon lui ne laisse plus de doute : « Après mon travail sur Hooked, j’ai complètement changé d’avis, je suis absolument convaincu qu’à certains égards, leurs produits sont encore plus puissants que les cigarettes, l’alcool et l’héroïne dans la mesure où ils utilisent notre propre biologie contre nous pour détruire notre volonté et notre capacité de prendre de bonnes décisions. »

Aux Explorateurs culinaires cette semaine, on vous propose donc un entretien avec M. Moss, sur ses découvertes et ses conclusions, et sur cet irrésistible poison qu’est la malbouffe qui, rappelons-le, représente un marché de 2 billions de dollars sur la planète.

 

1. POURQUOI LEURS
PRODUITS SONT-ILS SI ATTIRANTS ? 

Dans son premier livre, Salt Sugar Fat : How the Food Giants Hooked Us,sorti en 2013, Moss avait abordé le sujet de la « Sainte-Trinité » des ingrédients utilisés par l’industrie alimentaire pour les rendre irrésistibles, soit le sel, le gras et le sucre. Réunis, ils créent un attrait quasi insurmontable pour nos cerveaux. Selon Moss, il s’agit certes d’un facteur important qui rend leurs produits si séduisants, mais il y a plus.

« Il y a aussi le marketing, parce qu’ils sont très forts pour trouver et toucher ces boutons émotionnels qui nous poussent à manger alors que nous n’avons même pas faim. Et finalement, ils ont trouvé des moyens d’exploiter notre nature fondamentale, les choses qui nous attirent vers la nourriture, qu’ils sont capables d’exploiter, de capitaliser et de retourner contre nous d’une manière qui n’est pas bonne pour notre santé.»

Pour résumer le phénomène, Moss cite la psychologue et neuroscientifique de Yale, Dana Small, qui a aussi travaillé à l’Université McGill : « Je pense qu’elle a très bien résumé la situation lorsqu’elle a dit que ce n’est pas tant que nous soyons dépendants de la nourriture — bien sûr que la nourriture est addictive, sinon nous ne mangerions pas et nous mourrions de faim —, c’est que la nature de notre nourriture a été modifiée de façon si radicale par ces entreprises que notre capacité génétique à composer avec n’a pas eu le temps de la rattraper. »

En plus des ingrédients, de la publicité, de la texture et de la couleur des aliments, les compagnies ont rapidement réalisé l’importance d’un autre facteur pour nous accrocher à leurs produits : la mémoire.

« Nos souvenirs entourant la nourriture sont très puissants, surtout quand on est enfant, quand nous mangeons quelque chose pour la première fois et que c’est bon. En goûtant, nous allons associer cela avec les autres aspects émotionnels du moment. Coca-Cola et Pepsi ont travaillé dur pour être dans les stades de baseball sachant que s’ils pouvaient mettre une boisson gazeuse dans les mains des enfants quand ils étaient avec leurs parents dans ce beau moment d’être à un match de baseball, ce soda sera à jamais associé à ce sentiment émotionnel. »

2. CE N’EST PAS TOUT LE MONDE QUI EST ACCRO. MAIS...

Cela dit, on connait tous quelqu’un qui est capable de dire non, ou qui peut certes flancher devant des chips à saveur « Roast beef mesquite » un soir devant la télé, puis ne plus en retoucher pendant des mois. De son propre aveu, Moss et sa famille se considèrent comme chanceux, ils sont capables de modération.

« Mais il est clair que certaines personnes ne peuvent pas se contenter de manger quelques biscuits Oreo ou une pizza surgelée une fois par mois.»

Pour ces gens, il est carrément préférable d’éviter ces produits, ce qui n’est pas toujours facile.

«J’ai rencontré des personnes qui ne peuvent pas toucher un grain de sucre sans perdre le contrôle. Pour eux, faire les courses c’est comme aller dans un champ de mines parce qu’il y a du sucre partout dans l’épicerie, dans les produits, c’est vraiment difficile.»

 

3. LES GOUVERNEMENTS NE PEUVENT PAS FAIRE GRAND-CHOSE 

Mais les statistiques démontrent clairement que nous sommes de plus en plus incapables de résister à ces produits. Les dommages collatéraux de la malbouffe se font en effet sentir aux quatre coins de la planète, avec une épidémie d’obésité mondiale qui fait des ravages, y compris ici où l’obésité et l’embonpoint touchent plus de 4 millions de Québécois. 

Afin de responsabiliser l'industrie, en 2003, Jazlyn Bradley et Ashley Pelman, deux jeunes femmes du Bronx, ont tenté de poursuivre McDonald’s pour leur obésité, mais le juge a rejeté la plainte, marquant un tournant dans le débat. Mais comme le relate Moss d’entrée de jeu dans son livre, par la suite, le lobby de l’industrie s’est immédiatement activé dans plusieurs États américains, aboutissant au Commonsense Consumption Act, une loi qui interdit désormais de tels futurs recours en justice dans 25 États.

Depuis, certaines villes comme Berkeley en Californie, penchent vers une taxe sur les boissons sucrées. D’autres pays comme le Chili, le Mexique ou la France, avec son Nutri Score, ont imposé un système d’étiquettes sur les produits pour aider les gens à prendre des décisions plus éclairées. Moss demeure sceptique face à ces initiatives.

« Le seul danger, c’est que ces entreprises sont très douées pour concevoir un produit qui pourrait leur donner le feu vert sur le devant de l’étiquette, mais qui n’est toujours pas un vrai aliment et qui n’est peut-être toujours pas vraiment bon pour vous de quelque manière que ce soit. Je pense donc que ce type d’intervention gouvernementale est un jeu qu’elles peuvent tourner à leur avantage. »

Pour ce qui est d’une intervention gouvernementale plus musclée, Moss ne croit pas aux résultats, surtout après le succès mitigé de l’initiative « Let’s Move » de Michelle Obama en 2010 qui avait fait de l’alimentation une priorité nationale aux États-Unis.

« Elle a travaillé très fort, mais elle n’a pas réussi à provoquer de véritables changements dans l’industrie alimentaire. En partie parce que les entreprises sont si puissantes et représentent tellement d’emplois et que le président Obama était confronté à une situation financière désastreuse lorsqu’il est entré en fonction. De sorte que tout ce que les entreprises auraient eu à faire est de dire “Regardez, vous allez perdre 10 000 ou 100 000 emplois en faisant cela.” Je ne suis donc pas très optimiste quant à l’intervention du gouvernement, je pense que cela doit venir de la base, par le biais de l’éducation, pour que nous exigions un réel changement et que cela se traduise par des décisions d’achat. Si les compagnies subissent une pression dans les épiceries en termes de ventes, ce sera incroyablement alarmant pour elles et elles changeront. »

Autrement dit, l’industrie n’est pas prête à chambarder une formule gagnante, à moins que cela ne soit payant. Une anecdote savoureuse dans le livre illustre bien ce propos : en 2007, Steve Yach a été embauché par Pepsi afin d’entreprendre un virage santé dans la panoplie de produits que la compagnie offrait. Après une rencontre avec le PDG sortant afin de discuter de sa nouvelle vision, ce dernier a ouvert un sac de Doritos et l’a vidé sur la table.

« Tu dois accepter que la rentabilité provienne de ceux-ci pendant un certain temps », lui a-t-il rappelé.

4. IL FAUT PARLER D’ALIMENTATION DANS LES ÉCOLES ET LES HÔPITAUX 

Parlant d’éducation, deux endroits où Moss voit une opportunité de changement sont les écoles et les hôpitaux.

«Oh ! mon Dieu, absolument ! Si j’étais roi pour un jour, chaque école aurait un jardin. Pas seulement pour nourrir les enfants, mais aussi pour les exciter pour des choses comme des radis. Et ensuite, chaque quartier aurait un magasin qui vendrait des radis frais. Chaque communauté aurait accès à des exploitations agricoles locales, et il y aurait des serres dans les régions du pays où il n’est pas possible de cultiver des légumes et des fruits frais, dont tous les nutritionnistes disent que nous devrions manger davantage.»

L’effet domino se traduirait par des produits frais plus abordables, même dans les déserts alimentaires.

«Certes, il y a dix choses qui doivent se produire, mais il est essentiel de commencer par la prochaine génération et de leur enseigner ce qu’est de la nourriture et la relation de notre corps avec les bons aliments. »

Pour ce qui est des hôpitaux, il voit là une occasion perdue de faire une réelle différence dans la vie des gens.

« Je pense que les médecins en formation commencent à s’intéresser à la nutrition. Mais c’est encore quelque chose d’assez nouveau. C’est tellement une occasion ratée d’aider les gens à s’informer sur l’alimentation lorsqu’ils sont à l’hôpital. Imaginez que vous êtes à l’hôpital, que vous arrivez, qu’ils vous sauvent la vie dans une salle d’urgence, puis que vous êtes hospitalisé. Pensez à ce moment-là si un nutritionniste pouvait venir et vous enseigner la valeur incroyable de la nourriture et vous apprendre comment faire les courses et préparer la nourriture? Mais le système de santé est tellement stressé par les problèmes immédiats de vie ou de mort que les soins préventifs à long terme lui sont plus difficiles. »

1. CE QUE NOUS RÉSERVE L’AVENIR 

L’industrie alimentaire a toujours été à l’affût des nouvelles tendances, c’est une des raisons qui a poussé Heinz à mettre la main sur Weight-Watchers en 1978 — afin de profiter « des deux côtés ». Moss remarque qu’elle se mobilise en ce moment sur plusieurs fronts pour mieux répondre à nos préoccupations alimentaires. Réduction de sel, de sucre et de gras en manipulant leurs produits. Réduction de produits chimiques ou d’ingrédients à consonance effrayante. Limite de 4 ou 5 ingrédients par produit.

« Ou encore, elles répondent à notre souhait de manger bio en ajoutant des mots comme “naturel” sur leur emballage — qui ne veut absolument rien dire. »

Les compagnies veulent aussi développer des aliments personnalisés, selon notre profil génétique. Comme l’écrivait un ancien dirigeant de Nestlé dans le livre Nutrition for a Better Life en 2016 : « À l’aide d’une capsule semblable à celle de Nespresso, les gens pourront prendre des cocktails de nutriments individuels ou préparer leur nourriture via des imprimantes 3D en fonction de recommandations de santé enregistrées électroniquement. »

Rien de rassurant quoi.

Mais un des plus grands changements mise sur une réduction — ou plutôt une substitution — du sucre.

« Les entreprises commencent à utiliser des édulcorants artificiels non caloriques, non seulement dans les boissons, mais aussi dans les produits alimentaires de tout genre, et parfois en combinaison, explique Moss. Vous voyez donc des puddings, des pains, des chips et d’autres produits contenant des édulcorants non caloriques, parfois naturels, parfois artificiels, et cela pourrait être une tendance inquiétante, car la science ne sait pas encore ce que ces produits font à notre cerveau et à notre intestin. »

À cet effet, le livre explique que des chercheurs d’Australie et d’Autriche ont mené une étude conjointe sur des mouches de fruits, en ajoutant un édulcorant artificiel populaire — le sucralose — à leur nourriture, pour voir quel effet il aurait sur leur comportement. Résultat : les mouches ont perdu la tête, ne pouvaient plus dormir, avaient un appétit insatiable, mais n’engraissaient pas pour autant, car elles étaient soudainement hyperactives.

« Dans l’ensemble, résume Moss, la tendance qu’on observe est que l’industrie essaie très fort de paraître mieux qu’elle ne l’est vraiment. »

Finalement, tout au long de ses recherches, Moss a remarqué une autre tendance qui en dit long sur l’ensemble de l’industrie.

« J’ai été frappé par le nombre de cadres supérieurs qui ont changé de camp, conclut-il. Non seulement ils ne mangent pas leurs propres produits, mais ils ont compris qu’ils sont allés trop loin, que nous sommes devenus trop dépendants. Les problèmes de santé causés par leurs produits sont si graves qu’ils ont quitté l’industrie des aliments transformés et travaillent maintenant pour de vraies entreprises alimentaires, en essayant de les aider. »

Textes et recherches: Stephane Banfi
(Publié le 01/02/2022)