Dangers de la viande :
40 ans de cover-up et de déni aux États-Unis

Manger moins de viande. Plus de fruits, légumes et grains entiers. Moins d’oeufs. Moins de beurre. Moins de sel et de sucre.

Voilà des recommandations alimentaires qui sont d’actualité. Mais vous serez peut-être surpris d’apprendre qu’elles ne sont pas nouvelles — au contraire. Le gouvernement américain les connaît depuis fort longtemps et les a même émises dans un rapport gouvernemental d’envergure, rendu public à la nation il y a de cela… 43 ans ce mois-ci. 

En effet, en 1976, le comité sénatorial The Select Committee on Nutrition and Human Needs, présidé par le sénateur du Dakota du Sud George McGovern, prend un virage plutôt avant-gardiste : avec les maladies du coeur, les cancers et l’obésité qui font rage aux États-Unis, il s’attaque aux problèmes de santé liés à l’alimentation. Le but avoué est de proposer des recommandations simples et concrètes afin d’aider les citoyens à faire de meilleurs choix alimentaires et améliorer leur santé.

Nick Mottern, journaliste diplômé de l’Université Columbia de 35 ans, se joint alors au comité et participe à tous ses travaux, de même qu’à la rédaction du premier rapport qui a été présenté en grande pompe à la presse américaine, le 14 janvier 1977 à Washington : Dietary Goals for the United States

D'entrée de jeu, le sénateur McGovern rend hommage au travail extraordinaire de Nick Mottern dans la préparation du rapport.

Mais malgré les nombreuses preuves scientifiques à l’appui, il ne pouvait se douter de l’ampleur de la fureur et de la controverse que soulèveraient le rapport et ses recommandations, qui demandaient aux Américains notamment de réduire leur consommation de viande, d’oeufs, de beurre, de sucre et de sel. Pour faire suite à une mobilisation sans précédent des lobbys de l’industrie alimentaire, le comité sera forcé de publier un second rapport, plus dilué et atténué, qui forcera Mottern à démissionner en novembre 1977, et qui mènera à la dissolution du comité à la fin de l’année.

Cette semaine, dans le cadre de notre entrevue sérieuse, les Explorateurs culinaires vous proposent un retour vers le futur plutôt troublant, avec une entrevue exclusive avec Nick Mottern, qui a contribué à ce rapport historique qui cherchait en premier lieu à changer le monde et sauver des vies, et qui a été rapidement discrédité, modifié et puis…. carrément oublié.

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Pourquoi l’alimentation était-elle dans votre mire à l’époque?

Initialement, le comité avait le mandat de régler les problèmes de malnutrition au pays notamment dans le sud des États-Unis. Mais une des raisons de s’attaquer par la suite à l’alimentation était en partie politique, pour garder le comité en vie. Mais il était aussi très clair que l’alimentation était une énorme cause de maladies aux États-Unis, surtout les maladies du coeur. Alors on a décidé de tenir des audiences où des médecins et nutritionnistes ont eu le courage de venir témoigner, devant une instance gouvernementale, pour se prononcer sur toutes les recherches qui avaient été faites jusque là. On essayait aussi d’éduquer le public et de créer une base pour une nouvelle politique alimentaire et agricole au pays, à savoir quel genre d’aliments on devrait faire pousser, quelles sortes de comportements on devrait favoriser. Cela n’avait jamais été fait auparavant. En fait, le seul geste gouvernemental du genre a eu lieu à la fin des années 30 et au début des années 40 alors qu’on a mis sur pied « l’apport journalier recommandé ». Mais ce programme avait été créé parce qu’on avait constaté que les hommes qu’on envoyait au combat étaient mal nourris et le gouvernement voulait qu’ils soient le plus en santé possible.

Le sénateur George McGovern lors de la présentation du rapport aux médias en janvier 1977, qui fait état de la situation, visuel à l'appui. (Photo : Washington Post / Archives N. Mottern.)
Le rapport et la situation « critique » de l'alimentation aux États-Unis ont fait la une des journaux à Washington à l'époque. (Photo : Washington Star / Archives N. Mottern).
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Combien de témoins aviez-vous entendus?

Je dirais une douzaine de médecins et nutritionnistes, dont plusieurs avaient des idées très tranchées sur le sujet. À l’époque, on comparait beaucoup notre démarche à celle du rapport gouvernemental qui faisait un lien entre la cigarette et le cancer. Ceux qui sont venus témoigner devaient avoir un certain courage, car ils risquaient d’être critiqués par leurs collègues et aussi s’exposaient aux foudres de l’industrie alimentaire. À mon avis, il y avait aussi des chercheurs qui ont subi de la pression pour dire qu’on n’en savait pas assez sur le sujet, et qui étaient à la solde de l’industrie — un peu le même scénario qu’on voit avec les changements climatiques aujourd’hui.

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Est-ce que ces témoignages lors des audiences vous ont surpris ou choqués?

J’étais journaliste de profession alors mon métier était de trouver des choses choquantes. Mais sur le plan personnel, le rôle de la viande dans notre alimentation et les implications sur la santé ont eu un effet puissant sur moi. J’ai radicalement coupé dans la viande rouge par la suite. Parce que jusque-là, j’avais été élevé sur le régime alimentaire américain traditionnel, c’est-à-dire beaucoup de bouffe, et un gros morceau de viande était perçu comme la chose la plus santé qu’on pouvait avoir dans son assiette. Et pendant que cette controverse sur la viande faisait rage, je suis allé à la bibliothèque du National Institute of Health pour faire plus de recherches, afin de savoir si réduire sa consommation de viande grasse pouvait réduire les risques. Mais non, il fallait vraiment couper dans la viande rouge pour contourner le problème.

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À mesure que les audiences avançaient, aviez-vous l’impression que vos constats compromettaient la survie du comité sur le plan politique? Et avez-vous été surpris par la réaction de l’industrie alimentaire?

Non, je n’ai jamais ressenti que nous étions en danger. Pour nous, ce débat sur l’alimentation et la santé avait du sens, l’idée était de poursuivre le travail, et en cours de route, on allait générer assez de publicité, cela serait un peu comme le rapport du « Surgeon General » sur la cigarette. On pensait vraiment que ce qu’on présentait était blindé sur le plan scientifique. Pour ce qui est de la réaction, je n’étais pas complètement surpris; en fait, j’étais plutôt content parce que cela voulait dire qu’on avait un document qui pouvait vraiment faire changer les choses. Mais après la publication du rapport en janvier 1977, l’American Meat Institute a voulu nous rencontrer à Chicago pour tenir d’autres audiences et avoir leurs témoins experts devant le comité, ce qu’on a fait. Nous avons reçu des lettres de lobbyistes des producteurs d’oeufs, de l’industrie du sucre qui étaient assez fâchés. George McGovern était du Dakota du Sud, un État qui vivait principalement du bétail, donc il avait beaucoup de pression. Mais même après avoir rencontré leurs experts, les faits étaient de notre côté.

« Ces groupes ont continué d’appliquer de la pression jusqu’à ce que je reçoive un appel de The American National Cattlemen’s Association de Washington, qui sont des lobbyistes, me disant qu’ils avaient entendu dire qu’on allait changer notre rapport concernant la viande. Je leur ai répondu : Pas à ce que je sache. On m’a expliqué que oui.»

Ils avaient eu une réunion avec le chef de cabinet de McGovern — et peut-être même aussi avec McGovern — et ils avaient décidé qu’ils allaient devoir changer les recommandations. Ils ont publié un 2erapport en août 1977, mais je n’en ai même pas un exemplaire, car j’ai toujours pensé qu’il ne valait pas grand-chose.

Suite aux réactions de l'industrie alimentaire, les nouvelles recommandations sont considérablement diluées. On parle désormais d'une réduction de gras animal (et non de viande) et on encourage même les gens à « choisir des viandes » qui réduiront l'apport en gras saturé. La position ferme du rapport initial sur le sucre, le lait, les oeufs et le beurre a aussi été considérablement atténuée.
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 Quelle a été votre réaction?  

J’étais vraiment fâché. Je croyais que l’intérêt public n’était pas bien servi. Notre obligation était de donner aux gens la meilleure information possible. En changeant les recommandations, c’était vraiment trompeur. J’étais aussi assez déçu que McGovern ait baissé les bras face à ces gens, mais je comprends aussi pourquoi il l’a fait. J’ai continué avec le comité et tenté de lutter contre les changements, mais j’ai éventuellement dit au chef d’équipe qu’en toute conscience, je ne pouvais pas poursuivre et j’ai éventuellement démissionné.

Dans une longue missive de cinq pages, J.W. Tatem Jr., président de The Sugar Association s'indigne, parle d'une situation « terrifiante » et termine avec une phrase qui sera prophétique :  « De quelconque façon, ceci doit être corrigé. » Un nouveau rapport sera publié six mois plus tard.
Dans une lettre de l'industrie laitière du 31 janvier 1977, la signataire tente de corriger le tir... en mettant subtilement le grand patron en copie conforme.
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Plus de 40 ans plus tard, on a l’impression que le rapport a été effacé de la mémoire collective. Et pourtant, ce rapport aurait pu grandement aider à améliorer la santé des gens.

Absolument. Admettons que ces recommandations se seraient transformées en politique agricole, où nous aurions des subventions pour certains aliments, et nous cesserions d’appuyer financièrement l’élevage de bétail ou du maïs pour nourrir le bétail.

« Si ces changements avaient eu lieu à l’époque, nous vivrions dans un tout autre pays aujourd’hui. Cela aurait sauvé beaucoup de vies et un énorme montant d’argent, mais plus que tout, cela aurait évité beaucoup de souffrances chez les gens. » 

Lors d’un échange sur la 2e recommandation qui propose de réduire la consommation de viande, le président de l’American National Cattlemen’s Association Wray Finney ne se gêne pas pour livrer le fond de sa pensée au sénateur Robert Dole, alors membre du comité.« ‘Réduire’ est un mauvais mot, sénateur. »

Mais sans surprise, ces industries contrôlaient l’agriculture et les membres du Congrès aussi. Ils voulaient donc supprimer le rapport à tout prix. Et c’est encore le cas aujourd’hui. Par exemple, les candidats démocrates à la présidence se disent supposément très progressistes, mais ils évitent le sujet. Le candidat Corey Booker, qui est végane, a dit qu’il ne dirait pas aux gens quoi manger. Ce n’est pas seulement de la mauvaise politique, c’est irresponsable, surtout d’une personne qui brigue la présidence ! Parce que vous avez la santé des gens entre vos mains !

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Avez-vous espoir que tout cela change un jour?

Je pense qu’il y a un intérêt chez les jeunes pour le végétarisme et véganisme. Il y a le même phénomène sur la côte est et la côte ouest des États-Unis. Quand on parle de changements climatiques, il faut savoir que la viande, le transport de la viande, la congélation, la réfrigération — cela a une empreinte carbone énorme. À l’époque où on a rédigé le rapport, on voulait aussi économiser sur les coûts d’essence. Mais aujourd’hui, c’est une question de survie et le gouvernement doit s’impliquer de façon dramatique. D’une certaine façon, au lieu de dire que tout doit changer, il doit y avoir un plan, et la nourriture doit être au centre de tout cela. Mais tout est entre nos mains, cela dépend vraiment de nous.

Plus tard, le sénateur George McGovern devait expliquer ses raisons pour les modifications au rapport ainsi : « Je ne voulais pas perturber la situation économique de l'industrie de la viande et m'engager dans une bataille avec cette industrie qu'on ne pouvait pas gagner. »
Dans son livre The China Study, l’auteur et chercheur T. Colin Campbell mentionne que lors d’une conversation privée avec McGovern, celui-ci lui a avoué que lui et cinq autres sénateurs puissants des états agricoles avaient par la suite perdu leurs élections respectives en 1980 en partie parce qu'ils avaient osé défier l'industrie alimentaire animale.